Formulaire de recherche


SNJ - 33 rue du Louvre - Paris 75002 - 01 42 36 84 23 - snj@snj.fr - Horaires


LE SYNDICAT

États généraux de la presse écrite

Compression numérique, compression journalistique ?

Pôle Internet, contribution du SNJ

Face à la désaffection du lectorat, la presse écrite ne pourra pas relever le défi du numérique si elle ne mise pas sur la qualité de l’information.

Le SNJ souhaite que les journalistes se saisissent de la « révolution » du multimédia pour élargir leur audience, redonner du souffle à leur métier, et conquérir les jeunes générations. Encore faut-il que cette ambition soit partagée par les patrons de presse et que les équipes rédactionnelles disposent de tous les atouts pour mettre les nouveaux outils au service d’une information véritablement pluraliste et de qualité. Au lieu de cela, à quoi assiste-t-on trop souvent ? La facilité des nouveaux outils, la profusion de messages et d’images qui en découle, sont prétexte à contourner les principes professionnels, s’asseoir sur la déontologie, rogner sur les statuts, laisser penser que tout un chacun peut s’improviser journaliste, privilégier la quantité des sources non vérifiées sur la qualité des contenus, éloigner un peu plus les journalistes du terrain et de l’investigation ...

Des conditions économiques et sociales indignes

Aujourd’hui, que ce soit dans les entreprises de presse ou chez les « pure players », les rédactions en ligne ont été mises en place et fonctionnent à moindre frais, avec des effectifs et des moyens très insuffisants, des conditions de travail désastreuses, des droits et un statut des journalistes largement bafoués...

Pour s’en apercevoir, il suffit de constater, dans la même entreprise de presse, les différences entre la rédaction « classique » et la rédaction en ligne. Un fossé qui n’est évidemment pas de nature à amener les journalistes de la première à se rapprocher de la seconde... D’ailleurs, la plupart du temps, la mise en place de rédactions en ligne n’a donné lieu à aucune négociation avec les institutions représentatives du personnel (sauf sur la question du droit d’auteur, mais après ou à la faveur de procédures judiciaires). Ainsi, un journalisme à deux vitesses s’est mis en place. A tel point que les journalistes en ligne ont récemment été qualifiés de « nouveaux OS de la presse » : « précarité, rythme infernal, mépris de la part des confrères de l’édition papier (le print, jargonnent certains) jugée plus noble, salaires insuffisants, conditions de travail parfois limites.... » (« Les journalistes web, ces nouveaux « ouvriers spécialisés » de la presse », bakchich.info, 24 oct. 08 http://www.bakchich.info/article554... ).

Quelques exemples :

- Précarité

Au nouvelobs.com, « les horaires, inflexibles, sont souvent très matinaux, et les contrats plutôt précaires (6 CDI, 2 CDD, 7 contrats de professionnalisation qui alternent travail et école, et 3 stagiaires) » (bakchich.info, 24 oct. 08)

- Rémunérations

Pour les CDI, 1500 ou 2000 euros par mois sont considérés comme la norme. Au nouvelobs.com, « seuls Fiole et son adjoint bénéficient de la grille de salaire en vigueur dans le journal » (Philippe Cohen, Elisabeth Lévy, Notre métier a mal tourné, Mille et une nuits, 2008). Pour les pigistes, « 80 euros de salaire brut la journée de neuf heures, forfait proposé aux pigistes d’un site d’information très populaire ».

- Droits

« Au Figaro.fr, les journalistes web sont payés par l’Agence presse interactive (API), la société éditrice du site, ce qui comme le souligne un délégué syndical de la maison, “arrange la direction qui du coup n’est pas obligée de se poser des problèmes de mise en conformité avec la convention collective du groupe” » (bakchich.info, 24 oct. 08).

Le recours à des non-journalistes, qu’on les appelle « journalistes citoyens » ou autre, au prétexte du modèle « participatif », s’inscrit bien sûr dans cette volonté de compresser les coûts et de contourner le statut du journaliste, inséparable du professionnalisme. Le précédent de la PQR, qui recourt de façon croissante aux correspondants locaux de presse (CLP) pour réduire les effectifs des journalistes, mériterait un bilan instructif.

L’information sacrifiée

Dans ces conditions, le journalisme n’est plus que l’ombre de lui-même.

Dans la logique « low cost » strictement marchande, « la bataille pour l’audience a conduit les acteurs du secteur à concentrer leurs efforts sur la circulation de l’information et non sur sa collecte » ; « le journalisme en ligne est un métier de sédentaire, ce qu’on appelle un “travail de desk“ » (Ph. Cohen, E. Lévy). « Organiser, réécrire, hiérarchiser, titrer, chapôter, trouver une illustration : ici on ne cherche pas l’info, on la rend intelligible » ; « au site LePoint.fr, une dizaine de personnes se relaient de 7 heures à 20 heures, du lundi au vendredi, produisant 500 000 signes par jour, ce qui correspond à 30 à 40 articles quotidien » (bakchich.info, 24 oct. 08). Le journalisme n’est plus qu’un « retraitement industrialisé de l’information » résume le rapport « Mutations de la filière Presse et Information », de Franck Rebillard, Béatrice Damian-Gaillard et Nikos Smyrnaios.

« Les travers du journalisme en ligne apporteur d’audience se mesurent aussi à l’aune d’une dérégulation totale du métier. Noyé dans le flot incessant des nouvelles, le professionnel recruté pour son hyperréactivité sur la Toile joue au serpent qui se mord la queue : il fait savoir ce qui se sait, montre ce qui se voit, réagit à ce qui génère des réactions. [...] Le discours patronal chante pourtant les vertus d’un métier régénéré par son aptitude à trier et à mettre des « contenus » divers sur les rails. Sans doute plus à la façon d’un chef de gare que d’un conducteur de locomotive. Le train de l’Internet n’attend pas, mais nul ne sait où il va » (« Journaliste, ou copiste multimédia ? » Le Monde diplomatique, août 2008). « A la compression numérique correspond une compression journalistique ».

Trois corrolaires :

- la recherche de l’information réduite à la portion congrue

« Le meilleur n’est pas celui qui produit les enquêtes les plus pointues ou les analyses les plus élaborées, dès lors que celui qui recharge le plus vite son “canon à dépêches” est quasiment assuré de gagner la bataille du nombre de visites. Du coup on ne voit pas ce qui aurait dissuadé les outsiders comme Google, Yahoo ! ou MSN, dont l’expertise concerne les “tuyaux” par lesquels circulent les données, de s’inviter sur le marché » (Ph. Cohen, E. Lévy). « Au jdd.fr, on doit même demander l’autorisation à son chef pour passer un coup de fil ».

Mais, en fait, ces rédactions « low cost » en ligne montrent la voie pour la presse « traditionnelle ». Partout, on évince les reporters expérimentés, au profit de journalistes sans expérience, payés au lance-pierre, pleins de bonne volonté mais qui n’ont ni l’« épaisseur » ni l’expérience, ni, surtout, les moyens, nécessaires pour « tenir » le niveau. D’ailleurs, on incite les journalistes à aller davantage sur Internet que sur le terrain. Le Président de Radio France, Jean-Paul Cluzel, a ainsi théorisé : « Un reportage ne saurait être autre chose qu’une photographie sans image [...] Mieux vaut rester au bureau, lire un bon rapport, connaître un dossier, mener des investigations sur Internet que courir micro en main à La Courneuve » (Compte rendu de la Société des journalistes (SDJ), 15 juin 2005).

- la dictature du scoop, au risque de la rumeur

Aujourd’hui, bon nombre de sites ne respectent pas les principes fondamentaux du journalisme : ils relaient une information ni vérifiée ni recoupée, à peine remise en forme. « Aucun site ne vit aujourd’hui selon nos principes déontologiques » (Gérard Desportes, Mediapart, lors d’un débat organisé par le SNJ, avril 2008).

« En devenant à leur tour des agrégateurs d’images et des diffuseurs de rumeurs - comme l’annonce prématurée par M. Jean-Pierre Elkabbach de la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran sur le site d’Europe 1 -, les médias cèdent à ce que M. Elkabbach lui-même, aujourd’hui patron de Lagardère News, appelait la « dictature de l’émotion » et l’« immédiateté de l’apparence ». La raison en est simple : la plupart des sites d’information redoutent de perdre l’audience de ce qui fait « buzz » et engendre donc une fréquentation monnayable. La presse devient de la sorte le principal moteur de la « vedettarisation-vulgarisation » du politique, tendance qu’elle dénonce simultanément » (Le Monde diplomatique, août 2008)

- la glorification de l’amateurisme

S’il s’agit de faire circuler du « contenu » sans se soucier de la qualité, pas besoin de professionnels de l’information. Alors que Rue89 met en avant les trois « producteurs de contenu » que sont les journalistes, les experts et les citoyens, Pascal Riché confiait : « les internautes nous envoient à la fois des informations que nous vérifions et des remarques. Sur les textes envoyés, c’est un peu décevant. Un seul texte sur vingt est publiable » (débat Ça presse ! du 13 juin 2007, cité par Ph. Cohen, E. Lévy).

Ph. Cohen et E. Lévy ironisent : il est « assez curieux que tant de brillants esprits aient cru - et croient encore - que l’avènement d’un nouveau journalisme participatif et citoyen allait rendre sa crédibilité à un métier de plus en plus méprisé, comme un médecin restitue sa virginité aux filles “déshonorées”. Imaginons un instant que n’importe qui soit désormais autorisé à enseigner le grec ancien, pratiquer la chirurgie ou piloter des avions. De telles dispositions n’auraient probablement pas pour effet de redorer le blason des professions concernées. En revanche, on pourrait s’attendre à une multiplication des catastrophes intellectuelles, médicales et aériennes ».

« Marques » et mutualisations

Au nom de l’« audience », des éditeurs font le choix de la quantité plutôt que de la qualité. En valorisant la « marque » plutôt que le titre, en misant sur l’image plutôt que sur la valeur ajoutée du contenu éditorial, ils prennent le risque de nier la spécificité de chaque support au détriment du pluralisme, de diluer l’identité de chaque titre au nom d’un meilleur rendement et au détriment de la qualité. Comme le relevait l’intersyndicale (SNJ, CFDT, CGT, CGC) de HFM, le 19 décembre 2007, « les marques s’entretiennent par des campagnes de pub. Au contraire du titre, qui fonctionne surtout sur l’existence d’un lien, d’une confiance avec ses lecteurs tissés au fil des parutions. Ce lien est-il soluble dans la séduction publicitaire ? Nous ne le pensons pas. Il est l’expression d’une double indépendance, éditoriale et rédactionnelle ». La stratégie de la « marque », c’est la perte d’identité et d’indépendance des titres.

C’est à travers « le modèle de l’agrégation de contenus les plus divers vers une multiplicité de supports que les médias traditionnels escomptent trouver leur salut » (Le Monde diplomatique, août 2008). Avec les mutualisations (des « contenus », mais aussi des journalistes), les périmètres des rédactions s’estompent ou disparaissent.

Dans la presse quotidienne régionale, les titres se lancent à corps perdu dans le multimédia, sans en avoir forcément les moyens, souvent dans des conditions de "bricolage" extrême. Ces titres, qui n’ont pas toujours de rédaction dédiée au multimédia, exigent des jeunes journalistes qu’ils privilégient avant toute chose les vidéos tournées avec du matériel médiocre, car le mot d’ordre est désormais de « faire de l’audience », dans l’espoir de rattraper sur l’édition Internet la baisse de publicité sur le papier. Au final, ce qui compte, c’est le nombre de “clics” plutôt que le recul sur l’événement. La nouvelle génération de professionnels ne dispose plus du temps nécessaire pour analyser et commenter les évènements. Une seule et même personne est appelée à tourner des vidéos, taper un commentaire pour le site Internet, prendre des photos, rédiger son article, parfois réaliser la mise en page, gérer le réseau de correspondants locaux de presse. Tout est traité de plus en plus dans l’urgence, sans le recul nécessaire, et au détriment de la qualité.

« Le professionnel de l’information se mue en travailleur “multisupports” et “multitâches”. Sur papier comme sur écran, au micro ou à la caméra, il “fournit du contenu”, une palette de “produits” dont une partie croissante est accessible gratuitement. On le sollicite aussi pour stimuler, enrichir et parfois vérifier le flux de contributions produites sur le site Internet par les internautes. Dans un avenir proche, maîtriser une caméra numérique, utiliser les outils de montage vidéo, animer un plateau de débat télévisé, tout cela comptera davantage que la connaissance approfondie de certains domaines ou l’aptitude à réaliser des enquêtes. De nombreuses rédactions demandent déjà à leurs journalistes de contribuer au site en apportant sons, vidéos ou informations exclusives en échange d’un forfait modique (de 48 à 68 euros mensuels au Parisien-Aujourd’hui en France), voire à titre gracieux (comme à Ouest-France) » (Le Monde diplomatique, août 2008).

Les conséquences sont catastrophiques pour l’emploi et pour la diversité/pluralité de l’information. La qualité éditoriale des publications en pâtit, car dès lors que les rédactions doivent « fournir » pour plusieurs publications, elles en viennent à se concentrer sur ce qui fait le dénominateur commun de ces publications. Résultat : une information unique, formatée, bidouillée. Tout le sel, toute la profondeur, toute la spécificité de chaque journal (de chaque chaîne, de chaque antenne) s’amoindrit et s’appauvrit. Les rédactions sont transformées en agences de presse. Il s’agit d’une profonde négation de ce qui déclenche l’acte d’achat, de ce qui fait l’attachement d’un lecteur à un titre. La première raison de la désaffection des lecteurs pour les quotidiens vient d’abord du fait que le contenu n’est pas adapté aux attentes des lecteurs. Faire le pari de la marque au détriment de la qualité et de l’identité éditoriales est une menace réelle a moyen terme pour tous ces titres.

L’avenir n’est pas à la reproduction de ce qui est paru sur le print : il s’agit d’innover. Dans quelques années, Internet aura présidé à l’émergence d’une nouvelle écriture journalistique, qui devrait non pas « tuer » les autres formes de presse (la naissance de nouvelles formes de presse n’a jamais périmé les précédentes) mais s’y juxtaposer. N’émergeront à terme, dans l’univers de l’information en ligne, que les sites pertinents, dotés d’une ligne éditoriale identifiable, où l’information sera sérieuse, de qualité, hiérarchisée, décryptée, mise en perspective. C’est la qualité qui fera la différence, car la qualité c’est la base de la relation de confiance avec le lecteur. Mais la qualité à un coût. Réussir le virage de l’Internet, pour les entreprises de presse, suppose de doter les sites de rédactions compétentes, spécialisées, développant une culture et un style web.

Les pistes à suivre

Chez les journalistes cohabitent souvent l’envie d’employer le nouvel outil et l’angoisse de le pratiquer dans les conditions actuelles. Il est urgent de rétablir les conditions d’une offre de « contenus » de qualité. Dès son congrès de Troyes (1997) le SNJ a mis l’accent sur quatre priorités : la défense de l’emploi, la qualité de l’information, le respect des textes conventionnels et réglementaires en vigueur, la formation.

Sur le droit d’auteur, le SNJ a contribué à élaborer une proposition équilibrée et consensuelle au sein d’un groupe de travail rassemblant représentants des journalistes et représentants d’éditeurs.

Reste que, pour le journaliste d’une rédaction print, collaborer en plus aux supports numériques représente un travail supplémentaire ; pour le journaliste du numérique, la mise en ligne en temps réel suppose des contraintes spécifiques.

Quel que soit le support, les principes fondamentaux du journalisme doivent être respectés et appliqués.

Le SNJ propose

Sur la base
- de négociations de branche entre organisations représentatives des salariés et employeurs de cette nouvelle forme de presse
- de négociations d’entreprises, notamment sur les rapports entre rédactions papier et rédactions numériques, l’organisation du travail, les usages journalistiques, l’utilisation des systèmes éditoriaux, les rémunérations, le droit d’auteur, la formation... Chaque nouveau projet ou modification importante de l’existant doit être soumis aux représentants du personnel

Les objectifs
- respect du droit du travail, de la convention collective (CCNTJ), de l’indépendance rédactionnelle vis-à-vis notamment des services commerciaux et publicitaires
- à travail supplémentaire, effectifs supplémentaires
- alignement des qualifications, salaires et conditions de travail de la rédaction web sur ceux de la rédaction papier
- le journaliste est rattaché à un titre et non à une entreprise ; il ne peut être contraint à collaborer à plusieurs titres ou supports (article 8 de la Convention collective nationale de travail des journalistes) ; le titre et le support doivent être précisés sur le contrat de travail
- respect de la déontologie, sur la base des chartes française de 1918-38 et européenne de 1971
- traçabilité de l’information : savoir depuis l’origine qui a travaillé sur un contenu
- l’information doit être traitée par des journalistes professionnels au sein d’une équipe rédactionnelle . des méthodes de travail : cheminement, validation et enrichissement des contenu, avec les postes correspondants . double intervention rédacteur-SR : chaque information doit être relue et validée par un journaliste (secrétaire de rédaction) chargé d’harmoniser la forme et le fond, hiérarchiser, concevoir les liens, indexer les contenus... . l’apport éventuel de non-journalistes doit être considérée comme de la matière à l’état brut qui doit être vérifiée, enrichie, hiérarchisée et mise en perspective par un journaliste . les contenus produits par des journalistes et issus de l’ « audience » doivent être clairement distingués
- des formations et des outils adaptés ; l’acquisition de nouvelles compétences devrait conduire à la reconnaissance d’un niveau de qualification supérieure.

Eric MARQUIS

le 17 Novembre 2008

accès pour tous