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La commission de la carte

Les critères de professionnalisme de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels

Actes du colloque de Strasbourg, 25 et 26 novembre 1994, Alphacom CUEJ

La Commission de la Carte, qui a reçu pour mission de la loi de 1935 de délivrer leur carte aux journalistes professionnels, tente au quotidien de relever ce défi, sachant que sa mission s’exerce bien entendu dans le cadre de la loi, de la réglementation, et plus généralement de la jurisprudence qui est venue au fil des années les enrichir. L’article L-761-2 précise que « le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse ou dans une ou plusieurs entreprises de communication audiovisuelle et qui en tire le principal de ses ressources ». Cette loi, dont on a suffisamment dit qu’elle était tautologique, s’abstient en effet de définir le contenu du journalisme. Ce soin a été confié à une commission de professionnels composée à parité de représentants élus des journalistes et de représentants désignés par les patrons de presse.

Autrement dit, la loi donne à la Commission un assez large pouvoir d’appréciation. Si tel n’était pas le cas, a contrario, un simple bureau administratif aurait suffi à valider les cartes de presse. Cette marge d’appréciation a permis au fil des années à la Commission, bien qu’elle ne soit pas une juridiction, de définir sa propre jurisprudence. Naturellement, cette latitude permet de trouver une réponse à des cas de figure qui n’auraient pu être imaginés par le législateur en 1935; elle n’autorise évidemment pas des innovations sortant du cadre législatif ou réglementaire. En tel cas, la Commission s’exposerait à être désavouée par le Conseil d’Etat et donc à perdre son autorité.

Une profession aux contours incertains

Les journalistes exercent une profession aux contours incertains. Ce sont précisément ces contours que la Commission tente au fil des dossiers de cerner. Ses décisions les plus significatives s’exercent en effet à la marge, et concernent peu la très grande majorité des quelque 28 000 journalistes. Le travail d’un reporter d’une chaîne de télévision, d’un secrétaire de rédaction d’un quotidien régional ou d’un rédacteur de l’AFP est clairement identifié comme étant celui de journaliste. Ces dossiers, le plus grand nombre, ne font pas l’objet de délibérations. A l’inverse, un notaire qui choisirait d’éditer une publication professionnelle sans abandonner son premier métier a peu de chances de rentrer dans la définition de la loi. Un examen de la part respective de ses revenus provenant du notariat et de la publication de sa revue permettra de trancher la question.

Si les cas simples sont les plus nombreux, les cas complexes sont en nombre croissant. Viennent en commission plénière les dossiers les plus difficiles : faibles ressources, revenus de nature différente, doute sur la nature journalistique du travail, etc. Pour les dossiers de province, la Commission de première instance est aidée dans son travail par le filtrage des correspondants régionaux de la Carte. Ils se livrent souvent à une véritable enquête sur le candidat, surtout s’il travaille dans une petite structure, comme un petit hebdomadaire régional ou une radio locale privée. L’enquête du correspondant permet souvent d’établir s’il s’agit d’un animateur ou d’un journaliste, sachant que dans les petites radios, les deux fonctions se confondent souvent. Le curriculum vitae du candidat aide souvent à se faire une idée plus précise, ainsi que la description des tâches demandée à l’intéressé. Il est ainsi fréquemment arrivé qu’un dossier pourtant bien présenté se heurte à un refus de la part de la Commission, car le candidat, voulant souligner ses responsabilités dans l’entreprise, indique ainsi que les tâches de gestion ou de publicité constituent l’essentiel de son activité. Il arrive aussi qu’après avoir prononcé un refus, la commission auditionne le candidat à sa demande. Ce contact direct amène parfois la Commission à réviser son opinion et à délivrer la carte.

La rédaction de l’article L-761-2 a conduit la Commission a retenir le critère de l’origine des revenus comme déterminant dans l’attribution de la carte. S’agissant de journalistes professionnels, l’activité journalistique, mesurée par les revenus qu’elle génère, ne peut être une activité seconde. Dans certains cas, l’application rigide de cette règle a pu conduire à des absurdités : si un journaliste publie un livre à succès dont les droits d’auteurs lui procurent des revenus supérieurs à ceux que lui verse son employeur, doit-on lui retirer la carte ? C’est arrivé dans le passé. A présent, la Commission considère le contenu du livre. S’il est dans le prolongement normal de l’activité professionnelle habituelle du journaliste (un livre politique pour un journaliste politique, par exemple), les droits d’auteurs correspondants sont désormais considérés comme des revenus journalistiques. Si le livre est sans rapport avec le journalisme (roman, guide touristique, etc.) les revenus sont décomptés à part et doivent demeurer minoritaires dans le total des ressources. D’une manière générale, s’il y a doute sur la sincérité de la déclaration sur l’honneur remplie par le candidat, la Commission est habilitée à lui demander une copie de son avis d’imposition. Sans abuser de cette faculté, elle ne s’en prive pas et le cas survient quelques dizaines de fois par an.

Les cas-limites

On croit souvent que l’exercice de la publicité est incompatible avec la délivrance de la carte. Quoi qu’on puisse en penser sur le plan éthique, d’un strict point de vue juridique, la seule limite est que les activités publicitaires doivent demeurer minoritaires. En revanche, un décret de 1964 rend incompatible l’exercice d’une fonction d’attaché de presse ou de chargé des relations publiques avec le métier de journaliste. De même, un arrêt du Conseil d’Etat a étendu en 1986 cette incompatibilité à la qualité d’agent statutaire ou contractuel de l’Etat ou des collectivités territoriales.

La qualification figurant sur le bulletin de salaire est également un élément important de l’appréciation, ainsi que la mention de la convention collective dont relève le salarié (mention obligatoire depuis 1989). Certes, la Commission n’a pas pour vocation à s’immiscer dans les relations entre un salarié et son entreprise. Mais elle est parfaitement dans son rôle, tel que l’ont voulu les pères de la loi de 1935, en veillant au respect strict des barèmes professionnels et des qualifications qui s’y attachent. Ce principe souffre cependant des exceptions : il n’est pas question de priver de carte un journaliste qui remplit par ailleurs toutes les conditions simplement parce que son employeur ne lui délivre pas un bulletin de salaire conforme à la législation. Le cas est plus fréquent qu’on ne l’imagine. Qui dit respect des barèmes dit minimum de ressources. C’est là le point le plus sensible. La précarisation croissante du travail de journaliste, la montée du chômage et l’allongement de sa durée posent un problème constant à la Commission : à partir de quel montant de ressources est-on journaliste professionnel, en l’absence de toute autre rémunération ? Longtemps, la Commission a pris pour référence le SMIC jusqu’à ce qu’une décision du Conseil d’Etat (arrêt du 29 juin 1983) estime que la loi ne fixe pas de minimum depuis la loi Cressart (1er juillet 1974) qui a supprimé la mention de ressources « nécessaires à son existence ».

Sans aller contre l’avis du Conseil d’Etat (comment le pourrait-elle sans risque ?) la Commission se montre néanmoins sévère sur les dossiers de candidats qui déclarent des ressources très faibles. Peut-on être considéré comme journaliste professionnel lorsqu’on déclare tirer de cette profession des revenus mensuels de l’ordre de 1 000 F ? Les refus de la Commission de première instance concernant les très bas revenus ont toujours été confirmés en Commission supérieure. Il n’empêche que tout en cherchant à conserver une cohérence d’ensemble de ses décisions, la Commission prend en compte les éléments spécifiques de chaque dossier. Une invalidité peut être à l’origine de la modicité des revenus et donc justifier une approche plus indulgente, par exemple.

Dans une profession lourdement touchée par le chômage, il ne saurait être question de priver de leur carte les journalistes privés d’emploi. C’est pourquoi un décret prévoit que la carte des journalistes au chômage soit renouvelée pour une durée fixée à deux ans par le règlement intérieur de la Commission. De même, pour tenir compte de la difficulté de trouver un emploi dans une entreprise de presse, la Commission renouvelle également pour deux ans leur carte aux journalistes qui « exercent leur métier » hors d’une entreprise de presse.

Autre sujet délicat, celui des correspondants utilisés par la presse régionale. Depuis 1993, ils ont un régime social exclusif de celui des journalistes. Ce point oppose souvent les représentants des employeurs à ceux des journalistes. Les premiers font valoir que le parlement a établi ainsi une nette distinction entre les deux statuts. Les seconds observent qu’il ne s’agit que d’une variante de « couverture sociale » dont les patrons de presse s’emparent pour baptiser parfois « correspondants » de vrais journalistes-pigistes, afin de les priver des droits qui s’attachent au statut de la profession. En pratique, le niveau des revenus détermine le plus souvent la décision de la Commission. S’il est faible, la carte sera refusée. S’il est correct, la Commission considère généralement qu’il s’agit d’un vrai journaliste auquel l’employeur donne la qualification de correspondant.

Les défis de la Commission

Afin de limiter la part d’arbitraire inévitable dans ses décisions, la Commission s’est dotée d’un vade-mecum fixant dans ses grandes lignes la jurisprudence de la commission sur les cas les plus fréquents. Il ne répond cependant pas aux problèmes posés par des cas, de plus en plus nombreux, dont la Commission de la carte a à connaître et qui ne sont pas pris en compte par les textes législatifs et réglementaires en vigueur :

  • Les journalistes des publications éditées par les collectivités locales;
  • Les journalistes des journaux d’entreprise et édités par les chambres de commerce;
  • Les journalistes de l’audiovisuel, rédacteurs ou journalistes reporteurs d’images, travaillant pour des sociétés de production n’ayant pas le statut d’entreprise de presse.

Sur tous ces sujets, la Commission réfléchit actuellement afin de trouver des solutions acceptables et réalistes à ces cas non prévus par la loi. Une partie de la réponse pourra sans doute être trouvée par une interprétation de la législation par la Commission. Il est cependant vraisemblable que toutes les réponses à ces nouveaux défis ne pourront pas être trouvées dans le cadre de la législation actuelle et qu’une adaptation, même légère, de l’article L-761-2 devra être votée par le parlement, sauf à laisser en dehors de la profession de nombreux journalistes, effectuant un travail de journaliste et considérés comme tels par leurs pairs, mais pas par la loi.

Une modernisation de la loi semble donc inéluctable, mais la plus grande prudence s’impose. On connaît l’extrême sensibilité de la profession et du corps social dans son ensemble chaque fois qu’il est question de légiférer sur la presse. Certains souhaiteraient qu’à cette occasion, la Commission prenne en compte des critères déontologiques pour l’attribution ou le retrait de la carte. C’est le point de vue de certains avocats ou magistrats. Les dernières assises du syndicat des journalistes CFDT a lancé un appel en ce sens. Le syndicat des journalistes CGT y est en revanche farouchement opposé. Le SNJ a une approche intermédiaire et se prononce pour un renforcement de l’ »autorité » de la Commission, sans aller plus loin, compte tenu du caractère délicat du sujet. Côté patronat, le président de la FNPF, Jean Miot, est catégoriquement opposé à donner à la Commission la moindre attribution dans le domaine de la déontologie. Il avait d’ailleurs qualifié de « saugrenu » le communiqué, pourtant fort prudent, adopté par la Commission de la carte en février 1992, appelant les journalistes français à « la plus grande vigilance » sur le plan éthique, suite à des dérapages consécutifs aux « affaires » ou à la guerre du Golfe.

Au total, on le voit, la Commission s’efforce de tirer au mieux parti des attributions que lui confère la loi sans appliquer mécaniquement des critères automatiques. Si certains critères sont exclusifs de la carte (relations publiques), le plus souvent, c’est la convergence de critères dont aucun, à lui seul, n’est suffisant, qui amènera la Commission à attribuer la carte dans les dossiers-limites. En théorie, la Commission délivre et retire la carte. C’est bien entendu ce qu’elle fait. L’expérience pratique amène néanmoins à nuancer cette apparence de symétrie : il est généralement plus facile d’accorder une carte ou de refuser de l’attribuer la première fois que de la retirer à celui qui la détient déjà, sauf changement de métier de sa part.

Olivier Da Lage
membre de la Commission de la carte de 1993 à 2003 (président 1999-2000 et 2001-2002)

le 26 Novembre 1994

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