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Tribune

L'argent public ne doit pas aider les éditeurs à brader la presse écrite


« Une presse vivante, pour une démocratie forte ». Le 27 mai dernier, dans une tribune publiée sur une pleine page dans la quasi-totalité des quotidiens régionaux et nationaux, les éditeurs français réunis au sein de l'Alliance de la presse d'information générale (APIG) en appelaient à l'intervention de l'Etat, pour venir en aide aux journaux, garants de la démocratie.

Sous la plume du patron des patrons de presse Jean-Michel Baylet, président de l'Alliance, ex-député, ex-sénateur et ex-ministre, et PDG du groupe La Dépêche, l'heure était grave, le ton accusateur : « La presse d'information générale travaille aujourd'hui à découvert (…) Aucune mesure de soutien à la presse n'a été adoptée (…) Notre pays va-t-il laisser mourir sa presse d’information ? »

Accompagnée parfois d'un éditorial prenant les lecteurs à témoins, la tribune des éditeurs ne disait rien des actionnaires de ces entreprises de presse, qu'ils soient banquiers, industriels, hommes d'affaires, millionnaires ; qu'ils aient fait fortune dans l’industrie du luxe ou les télécommunications. Il y avait quelque chose de doublement indécent dans cette démarche consistant à utiliser ses propres canaux d'information et les colonnes des journaux pour une opération de lobbying destinée à sous-traiter au contribuable une partie des obligations de ces financeurs bienfaiteurs de la presse écrite.
 

Casse sociale et éditoriale

Oui, les quotidiens régionaux et nationaux ont énormément souffert du confinement, de la fermeture des points de vente et de la chute des recettes publicitaires. Oui, les pouvoirs publics ont le devoir de soutenir la presse, pilier de la démocratie, son pluralisme, et la qualité de l'information, à l'heure de la désinformation de masse.

Voté ce 30 juin, le nouveau crédit d'impôts de 50 euros accordé sous conditions de ressources pour un abonnement à la presse répond en partie à ce soutien du secteur par le gouvernement. Dans un communiqué daté du 1er juillet, le ministère de la Culture annonce d’ailleurs 666 millions d'euros en faveur de la presse.

Mais dans le même temps où les éditeurs des grands groupes de presse abreuvés d’argent public se sont lancés dans une danse du ventre effrénée pour un « plan filière » amélioré, la petite musique qu'ils jouent dans leurs entreprises ne présage rien de bon pour l'information, sur fond de chantage à l'emploi.

Ici un actionnaire qui parie sur une baisse des salaires et une augmentation du temps de travail de ses salariés, en contrepartie d'un maintien de l'emploi à l'horizon 2023. Là, une réduction des éditions locales, mise en œuvre pendant le confinement, au nom de mesures exceptionnelles amenées à durer. Baisse de la pagination, des pages locales, fermetures d'agences, au détriment de l'information de proximité, partout se dessine le même scénario d’une offensive très concertée pour accélérer, restructurer et changer de modèle, en prenant prétexte de ce trou d'air provisoire.

Le but ? Réduire au maximum les coûts d'impression, pour investir davantage encore le web, structurellement moins onéreux.

Pour développer le digital, les patrons de presse sont-ils prêts à sacrifier le « print » et l'information locale ? Les mêmes qui vilipendent l’Etat bien qu’ayant largement profité des mesures de soutien aux entreprises, en particulier du chômage partiel consommé souvent sans modération, voudraient désormais faire sponsoriser une casse sociale et éditoriale sans précédent dans leur filière. L’Etat qui n'a cessé de renflouer Presstalis [le tribunal de commerce de Paris a entériné ce 1er juillet l'offre de reprise de quotidiens français avec un changement de nom de l'entité qui devient France Messagerie ; NDLR], pour le résultat que l'on connaît sur la distribution de la presse au numéro, doit exiger des garanties des éditeurs, pour éviter le scénario déjà connu du financement des suppressions d'emplois par l'argent public.
 

Conditionner les aides publiques

Alors que le gouvernement travaille sur de nouvelles pistes de soutien aux médias, le Syndicat national des journalistes (SNJ), première organisation de la profession, considère que les aides à la presse doivent être conditionnées à des exigences sociales et éthiques, et que cet argent public doit servir à renforcer l'indépendance et le pluralisme des médias, en vertu de l'article 34 de la Constitution française.

Il faut aller plus loin pour permettre aux médias de faire face aux appétits des actionnaires, en dotant les équipes rédactionnelles d'un statut juridique qui doit permettre d’ériger un rempart entre la rédaction et l’actionnariat.

Des mesures courageuses doivent être imposées pour résorber la précarité exponentielle qui mine le secteur de l'information, y compris dans des groupes qui font énormément de profits - l’exemple désastreux de NextRadioTV où les journalistes sont entrés en lutte contre un plan de suppression de postes, mutilant et inacceptable, illustre malheureusement le propos. Là comme partout, les employeurs doivent respecter les droits légaux et conventionnels des journalistes rémunérés à la pige.

Alors que le gouvernement semble avoir abandonné une grande partie de sa réforme de l'audiovisuel public, il faut que la notion de service public de l'information reste une priorité, et une locomotive pour tout l’audiovisuel. Il faut également inciter l’ensemble des médias à s'impliquer dans le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) récemment créé, dans le souci d'instaurer un dialogue permanent avec le public sur les règles éthiques et les pratiques journalistiques.

L'information est un bien commun, au service de tous.

Il faut aller plus loin pour favoriser le statut d'entreprise solidaire de presse et les formes statutaires à but non lucratif, comme les coopératives et fondations, pour permettre aux salariés de partager le pouvoir avec les lecteurs et usagers, sur le modèle de l'économie sociale et solidaire.

Il est grand temps de sortir le secteur de l'information des logiques purement comptables et financières qui le mènent à sa perte, et participent au discrédit du public. La course au clic, au buzz, à l'audimat, le commentaire permanent, l'instantanéité, nuisent à l’information rigoureuse, honnête, pluraliste, à laquelle le citoyen a droit. Au bout d'une séquence au cours de laquelle les journalistes ont eu souvent le sentiment de retrouver leur utilité, de contribuer à reconstruire du lien social, la reproduction des schémas précédents et nocifs pour le débat public dessinerait un bien mauvais avenir.

 

Emmanuel POUPARD
Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes
Antoine CHUZEVILLE
Myriam GUILLEMAUD-SILENKO
Vincent LANIER

Dominique PRADALIE
Secrétaires généraux du SNJ

 

 

Retrouvez cette tribune sur le site de Libération

 

Paris, le 03 Juillet 2020

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