Protection sociale des pigistes : un parcours d’obstacles

Protection sociale des pigistes : un parcours d’obstacles

Cent fois sur le métier, devoir remettre l’ouvrage… S’il est un domaine qui illustre ce vieil adage, c’est bien celui de la défense des droits des journalistes pigistes. Ainsi, la seule question de la prévoyance (indemnisation en cas de maladie, incapacité, décès) mobilise les énergies depuis plus de 30 ans. Même si de gros progrès viennent d’être enregistrés, le « bout du tunnel » semble toujours vouloir reculer.
 

Saison 1 : les pigistes cotisent pour les autres !

La mise en place d’un régime de prévoyance pour les journalistes rémunérés à la pige date du 1er janvier 1988. Soit un peu plus de douze ans après la conclusion de l’accord professionnel s’appliquant aux mensualisés. Le financement de ce dispositif repose alors sur des cotisations prélevées sur chaque pige versée, aux taux de 0,55 % à la charge des entreprises et 0,28 % à celle des intéressés. Les premières années se passent sur fond de concentration des caisses de retraite et de prévoyance, jusqu’à la création d’Audiens en 2003. Période opaque pendant laquelle, malgré des demandes régulièrement formulées par le SNJ, aucune information ne transparaît sur le bilan du régime pigistes.
En 2014, enfin, alors que de nouvelles dispositions gouvernementales vont obliger les partenaires sociaux à se remettre à la table des négociations, la lumière se fait, au moins sur la période récente. Le constat est affligeant ! Les prestations versées ne représentent en moyenne que le sixième des cotisations perçues, dont les taux ont pourtant été abaissés respectivement à 0,413 % et 0,21 %, sans que personne ne puisse dire quand et sur décision de qui.
Comme le détaille alors le SNJ dans son « Livre noir de la prévoyance pigistes », le bilan des cinq derniers exercices (2009 à 2013) montre que « près de 5,9 millions d’euros au total sont arrivés dans les caisses d’Audiens. Sur cette somme, un peu moins de 450.000 euros ont été versés en prestations, tandis que 500.000 euros étaient inscrits au titre de provisions ». Le reste a été versé aux « fonds propres » d’Audiens. Autrement dit, les cotisations destinées aux journalistes pigistes ont majoritairement servi aux régimes des autres salariés de la culture, du spectacle et de la communication. A garder en mémoire…
 

Saison 2 : plus qu’un coup de pouce !

C’est dans ce climat qu’en mars 2014 s’ouvre une négociation de branche avec, au menu, la façon d’appliquer les décrets ministériels qui obligent les entreprises à proposer une complémentaire santé (mutuelle) à tous leurs salariés, journalistes pigistes compris. La voie la plus prometteuse est de compléter l’accord de 1988 sur la prévoyance. Compte tenu du bilan désastreux évoqué plus haut, le SNJ pose toutefois comme préalable que les discussions ne se limitent pas à la seule complémentaire santé, mais portent également sur un très sérieux toilettage du dispositif de prévoyance.
Dix-huit mois de négo avec les organisations patronales de la presse écrite et des agences permettent d’accoucher, le 24 septembre 2015, d’un nouvel accord de branche extrêmement favorable. Cerise sur le gâteau, ce texte est validé sans réserve par la Direction de la Sécurité sociale, paraphé par le Syndicat de la presse en ligne, adopté par une bonne partie du secteur audiovisuel et, finalement, étendu par le ministère à toute la convention collective des journalistes.
Parmi ses avancées majeures, il faut retenir une nouvelle grille de prestations en prévoyance nettement plus favorable que l’ancienne ; une complémentaire santé de bon niveau, dont la moitié de la cotisation individuelle est versée par un fonds mutualisé alimenté par les seules cotisations patronales ; un engagement d’Audiens à une information beaucoup plus sérieuse et régulière en direction des bénéficiaires ; le pilotage du dispositif par un comité paritaire, dont la présidence est assurée en alternance entre syndicats de salariés (*) et de patrons.
 

Saison 3 : un gros verrou à faire sauter !

Les données chiffrées qui sont désormais fournies de façon régulière à ce comité de pilotage montrent que l’objectif recherché par les négociateurs est bien atteint. Dès la première année, le rapport entre prestations versées et cotisations perçues est en hausse très nette, tandis que le rythme d’adhésions à la nouvelle mutuelle est conforme aux prévisions. La satisfaction du devoir accompli va pourtant être de courte durée. Comme tout dispositif de ce type, le régime pigistes est un régime complémentaire. Cela signifie que pour avoir accès à ses prestations, il faut d’abord bénéficier de celles de la Sécurité sociale. Or, les critères d’accès aux indemnités Sécu pour les arrêts maladie de moyenne et longue durée, la maternité ou l’invalidité, sont essentiellement basés sur un temps minimum de travail pendant une période donnée. Pour les salariés qui ne peuvent justifier de ce temps de travail – ce qui est par définition le cas des journalistes pigistes – c’est un seuil de rémunération minimum qui est pris en compte, tellement élevé qu’il exclut, d’après une estimation syndicale, près de 5.000 bénéficiaires potentiels de l’accès aux indemnités journalières.
Cet obstacle était déjà présent dans l’esprit des négociateurs. Ils ont fait inscrire dans l’accord, parmi les missions du comité de pilotage, celle d’intervenir « auprès de la Direction de la Sécurité sociale pour […] trouver des solutions aux difficultés qui pourraient entraver le bon fonctionnement du régime ». Si les deux premières années de fonctionnement (sous présidence patronale) n’ont pas permis d’avancer beaucoup sur ce point, les bouchées doubles sont mises à partir de février 2018. Un mémo expliquant les problèmes rencontrés est rédigé à destination de la Direction de la Sécurité sociale (DSS) ; différents courriers lui sont adressés, ainsi qu’aux ministères de tutelle et différentes missions ayant à traiter des discriminations (car c’en est une !) ; une première rencontre a lieu en janvier 2019, qui permet de confronter les points de vue et surtout d’apporter à l’administration de précieuses informations sur la réalité du travail à la pige. Depuis, l’attente se prolonge mais la volonté de faire sauter le verrou de l’accès aux indemnités journalières ne faiblit pas.
 

Saison 4 : de quoi l’avenir sera fait ?

Un succès des démarches entreprises auprès de la DSS aura sans aucun doute un impact sur le nombre de prestations versées et donc le bilan du dispositif. En cela, il contribue à alimenter l’idée qu’une nouvelle négociation sur son financement est inévitable à moyen terme. D’autant que depuis la mise en place du régime, des obligations nouvelles sont venues du législateur, comme le « reste à charge zéro » qui va peser de façon conséquente sur les remboursements de la complémentaire santé, en dentaire notamment.
Si tout cela va dans le sens du progrès, il n’en est hélas pas de même du côté des recettes. L’équilibre du régime sur une période relativement longue a été calculé au départ de la négociation, à partir du nombre de cotisants rémunérés à la pige enregistrés par Audiens. Soit entre 21 et 22.000 par an. Trois ans plus tard, ce nombre n’était plus que de 19.000 cotisants. Et la tendance à la baisse se poursuit. Les causes sont sans doute multiples : l’emploi – même précaire – dans la profession n’est pas au mieux de sa forme ; les entreprises hors presse qui utilisaient la pige, ont peut-être changé leur fonctionnement après l’augmentation de cotisation patronale qui a résulté de l’accord de 2015.
Surtout, pour le SNJ, la raison principale se trouve dans les comportements antisociaux et illégaux, comme le recours à l’auto-entreprenariat ou le paiement en Agessa. Au sein du comité de pilotage du régime, il a donc interpellé les représentants des organisations patronales pour qu’ils mettent leurs adhérents face à leurs responsabilités. Et aussi qu’ils leur rappellent que, vu les contraintes réglementaires qui leur incombent, les entreprises ont autant intérêt que leurs salariés pigistes à ce que le dispositif vive le plus longtemps possible.

 

(*) Siègent dans le comité de pilotage les syndicats de journalistes ayant atteint le seuil de représentativité : SNJ, SNJ-CGT, CFDT et Force Ouvrière.

Paris
Lundi 1 juillet 2019
Accès pour tous