Rue89 Bordeaux survit, la direction sévit, les pigistes subissent
Le site d’information locale Rue89 Bordeaux vient d’atteindre son objectif : convaincre plus de 1000 abonnés mensuels pour pouvoir continuer son aventure, démarrée le 31 janvier 2014 avec de faibles moyens. Promesse est ainsi faite de pérenniser une société de presse indépendante et de faire vivre le pluralisme de la presse écrite sur l’agglomération bordelaise.
Nous nous en réjouissons. D’autant que, selon la direction, le modèle économique serait désormais « viable » et consoliderait le « journalisme exigeant, intransigeant » de Rue89 Bordeaux. Les journalistes – « permanents et pigistes » – seraient également mieux rémunérés.
Nous l’espérons sincèrement. Il faut dire qu’il y a fort à faire sur la question. Il y a six ans, le tarif de la pige avait été établi à 100 euros. Un forfait appliqué quels que soient la longueur du papier et le temps d’enquête nécessaire. Ce tarif devait être provisoire selon les engagements pris par la direction. Il a pourtant continué à être imposé aux journalistes pigistes, année après année.
Droit dans ses bottes
Ramené à la longueur des articles rendus, et étalé sur six mois, ce tarif au forfait montre ses limites : la rémunération est bien en-deçà de tout ce qui peut se pratiquer ailleurs : 16€ le feuillet, contre 70€ à Médiapart, 50€ à BastaMag, 40€ à Reporterre ou environ 30€ chez Revue Far Ouest, autre média néo-aquitain (source : payetapige.com). Intenable.
Pour pallier de tels tarifs au lance-pierre, les journalistes – permanents et pigistes – misent alors sur une démocratie interne forte fondée sur l’esprit participatif et collaboratif « qui a fait la patte de Rue89 » comme le vante encore la direction bordelaise. Un esprit réduit à peau de chagrin fin 2018. Les pigistes – aux anciennetés diverses – s’inquiètent alors de ne plus avoir leur mot à dire sur la ligne éditoriale et d’apprendre l’existence des partenariats et événements via la page Facebook du site.
Les lecteurs n’en ont rien su
Un courrier signé par cinq pigistes est envoyé en avril 2019, demandant aux dirigeants-fondateurs une hausse du tarif des piges et une meilleure organisation des relations au sein de la rédaction. La première réponse en acte ne tarde pas : deux jours plus tard, l’un de ces pigistes se voit retirer tous ses droits d’administration du site Internet et de la page Facebook auxquels il avait accès depuis plusieurs années car il assurait un intérim lors des congés des cadres du site.
Le Club de la Presse de Bordeaux s’en émeut, un médiateur intervient, les syndicats et syndicalistes (dans l’ordre chronologique, CFDT, SNJ-CGT, SNJ) apportent leur soutien. La direction n’exprime que froideur, agressivité ou moquerie. Elle coupe court à tout dialogue : « Il n’y aura pas d’augmentation de piges ». Le credo de Rue89 Bordeaux qui faisait des pigistes des « collaborateurs actifs » d’un média participatif, a fait long feu. La volonté des dirigeants-fondateurs est claire : il y a des salariés et un patronat.
Les échanges ultérieurs, par écrit uniquement – dont un courriel signé d’une dizaine de journalistes pigistes, ou encore cette alerte auprès du syndicat patronal de la presse d’informations en lignes (Spiil) auquel Rue89 Bordeaux est affilié – resteront lettre morte. De cette lutte, les lecteurs et lectrices n’ont rien pu savoir. Et pour cause, en parallèle de ces négociations impossibles, ce sont de nouveaux pigistes mais surtout des stagiaires qui ont assuré l’essentiel de la production du site.
Fake news
Par écrit, sur le site, le rédacteur en chef affirme que la direction n’a « éjecté aucun pigiste sans explication, ni fermé la porte à celles et ceux qui ne collaborent plus actuellement avec nous ». Une fake news, qui pourrait inaugurer la rubrique consacrée à la vérification de l’information que veut ouvrir le média : depuis le début de leur lutte, de nombreux pigistes historiques ne sont plus conviés aux conférences de rédactions (où les sujets et orientations du site sont choisis).
En ce début d’année 2020, le « soulagement » exprimé par la direction à l’idée de sauver son site ne peut pas faire oublier les mois de luttes de ces journalistes, le mépris affiché à leur encontre et surtout leur effacement par la direction. Il ne doit pas couvrir non plus le silence des organisations patronales qui sont complices de ces situations sociales dramatiques, quand bien même la pluralité de la presse locale réussit à sortir son épingle du jeu.
La presse en ligne doit grandir
La presse en ligne ne peut se passer de conditions décentes pour ses travailleurs. La situation des pigistes de Rue89 Bordeaux – et de bien d’autres médias d’information en ligne – ne pourra être améliorée que par l’adoption dans la convention collective des journalistes d’une grille des salaires au feuillet, comme cela existe depuis longtemps dans la presse écrite et dans l’audiovisuel.
Elle doit aussi passer par le défraiement des déplacements, le paiement des photos, la fin de l’abattement social systématique sur les cotisations, le versement automatique du 13e mois et des congés payés en plus du montant des piges, un fonctionnement collégial, l’arrêt des discriminations (notamment syndicale) et enfin le respect des salarié.e.s qui osent revendiquer de meilleures conditions de travail.
La fragilité du modèle économique de la presse en ligne ne peut servir de prétexte au non-respect des droits conventionnels des journalistes, des droits légaux des travailleurs.
Téléchargez le communiqué commun SNJ - SNJ-CGT - CFDT-Journalistes.